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A Panurge
27 février 2006

DOUZE ANS DEJA

Mon histoire est née il y a douze ans.

Je vais deux fois par semaine apprendre le piano. La leçon est à cinq heures, le soir, et pour m'y rendre, je traverse à pied une bonne partie de la ville. J’ aime ce parcours qu ' un temps non compté change en flânerie.

Nous nous rencontrons naturellement, car aux mêmes heures, il rentre chez lui par le même itinéraire. La septième fois, nous nous saluons. Au gré des jours et des semaines, nous apprenons tout de l'autre, devenons jalousement impatients jusqu'à ce soir de printemps où le premier baiser est échangé.

Plus tard, il m'emmène à Venise, et ce sont les nuits les plus romantiques. Il est fou empressé, amoureux et parle sans raisons, me faisant rire.

Il m'adore, prévenant toutes mes envies, tous mes caprices.

C'est moi qui veut cette affreuse gondole en verre de Murano avec sa petite lampe et qui est la plus laide, la plus grande et la plus chère. Il a bien osé me dire que l'objet est triste; je n'insiste pas. Il l'a acheté en dehors de ma présence et l’a camouflé dans les bagages.

Je l’ai découvert, un jour, sur l'étagère du salon.

Nous nous marions et emménageons dans un nouvel appartement que nous appelons notre nid. C'est, au fond d'une cour, un entresol entièrement plaqué de bois, surplombant une ancienne remise à calèches, dans lequel on a, jadis, entreposé le fourrage. On y accède par un porche royal prenant sur les quais. L'immeuble, autrefois princier, n'est plus que bourgeois, les nécessités du rapport ayant transformé les communs et dépendances en appartements à bas prix.

Ayant trouvé un travail comme ouvrier, il part tôt le matin, me laissant douillettement endormie. Je me lève vers les neuf heures et, pour ne pas l'attendre sans rien faire, je poursuis des études littéraires à domicile.

Un jour, il rentre plus tôt qu'à l'habitude. Comme je m'en inquiète, il me tend un petit paquet délicatement emballé. S'amusant de mon étonnement, il m'invite à découvrir ce qu'il vient de m’offrir.

J’ai défait soigneusement la ficelle dorée et j’ai déplié le papier nacré sur un écrin noir. Fébrilement, j’ai fait jouer le fermoir, J’ai soulevé le couvercle. C'est une bague sertie de pierres éclatantes. M'effrayant d'abord de la valeur apparente du bijou, oubliant toute politesse, Je lui demande comment il a pu payer cette folie. Il est parti d'un grand rire et a extirpé de sa poche des papiers qu'il a étalés sur le lit, les uns à côté des autres. Ce sont ses feuilles de paye qu'il me montre pour la première fois.

Honteuse, j’ai d’abord détourné le regard, puis, me laissant aller à la curiosité, j’ai examiné les documents.

Nous nous sommes aimés cette nuit jusqu'à la fatigue.

Ce n'est qu'au matin que je me suis souvenue de la bague.

Elle est nulle part et la recherche dure longtemps, dans le fatras du lit et des vêtements épars. C'est dans une pantoufle qu'il l'a trouve enfin.

Pour ne plus que je la perde, il me demande de la mettre au doigt et de ne plus l'ôter.

Je viens machinalement d'enlever cette bague.

La seule fois, la première fois depuis.

Je tourne l'objet entre mes doigts et ne sais qu'en faire.

Je voudrais, à cet instant, être sur un pont et jeter la chose à l'eau pour qu'elle y disparaisse définitivement.

Ce geste me rassurerait et exorciserait les doux souvenirs qui s'y attachent. Je n'aurai aucun regret et je poursuivrai ma route.

Faute de pont et d'eau, je prend sous le matelas mon sac pour y glisser dans un mouchoir ce remords d'or et de pierres.

Je le vendrais au plus tôt et garderais l’argent pour Paul, plus tard.

Comptant mentalement le nombre de brillants qui sertissent ce cadeau ancien, je tente d'en apprécier la valeur marchande.

Je me rappelle les estimations de mes amies qui allaient du simple au décuple. Je revois les étiquettes collées sur des bijoux presque semblables, dans les vitrines. L'idée de ces évaluations relevait plus de la curiosité que de la mesquinerie et les comparaisons qui s'en suivaient m’étaient toujours flatteuses, puisque rien n'était identique à ma bague, ni en poids, ni en nombre, ni en forme, ni en beauté.

Le silence de la nuit et l'obscurité donnent une limite nouvelle aux prisées prétentieuses de mon entourage qui semblaient être autant de marques de respect et de déférence.

Humblement, je conviens de la valeur modeste de l'objet.

Je n'en suis pas autrement déçue et pèse avec plus de justesse le poids de tous les compliments qui me furent faits sur le sujet.

J’y découvre beaucoup de bassesse, d'hypocrisie, même parmi les gens auprès de qui je m'étais parfois confiée.

Me remémorant quelques secrets livrés à ces amis douteux et craignant à présent qu'ils soient dévoilés, j’en imagine les conséquences.

La peur m’ envahit. Une peur sournoise, vicieuse, en est-il d’autres, et qui m’agace.

Mon esprit échafaude des défenses maladroites qui, ailleurs, ne résisteraient pas à ma propre critique.

Il me presse de questions sans en attendre les réponses.

Sûr de lui, il doit déjà savoir.

Chaque tentative de dérobade resserre plus encore le nœud de ses certitudes.

Debout, il ponctue chaque interrogation de deux ou trois enjambées autour de moi pour mieux me cerner et m'empêcher de fuir.

Il insiste.

Sa voix a le timbre clair et doucereux des annonces victorieuses, sans cri, maîtrisée.

La violence est avant les mots, après les mots, dans les silences, ne permettant aucune réplique.

Je voudrais hurler, le supplier d'arrêter, me lever, me jeter sur lui, briser une chaise.

Je n'oppose aucune résistance, je demande pardon et lui y consent.

J’ en ai comme un goût de triomphe, c’est idiot.

Je suis fière de l'avoir enfin soumis.

Sur un mouvement que je fais pour me redresser, le sac glisse et tombe du lit, bruyamment. Je retiens ma respiration, j’arrête tout geste, appréhendant le réveil de Paul.

Il n 'a aucune réaction.

Je reste cependant attentive au rythme régulier et à peine perceptible de sa respiration, et pour mieux en prendre la calme mesure, je respire doucement à l'unisson, écho muet dont moi seule perçoit l'identité commune.

Pendant ce moment d'exception, le bébé est encore en moi, nourri de moi, oxygéné, abrité, protégé par mon affection qui l'englobe, donnant à la chambre l'entier volume de mon ventre pour l'inclure dans la matrice rassurante de ma pensée. Je suis convaincue que toutes mes émotions sont alors partagées et si des sentiments trop forts m'emportent dans une tourmente intérieure, j’ ai ensuite tous les regrets du monde à entendre des pleurs que je crois avoir provoqués.

Mon garçon a presque huit mois. Le temps est passé vite.

Dix ans déjà.

Ni lui ni moi n’avons jamais revendiqué un désir d'enfant. Cette idée est hors de notre couple, et si quelque discussion d'amis vient sur le sujet, elle a l'inconvenance de nous ennuyer profondément. Ensemble, nous nous accordons pour changer de conversation à l'instant. Nous avons volontairement banni de nos relations toutes les mères trop enclines à faire partager les préoccupations de leur état, et nous ne nous soucions pas de déplaire en affichant notre désintérêt pour cette question.

Vers la fin de mes études, j’ai pourtant pensé à l'éventualité d'une maternité.

Ce sont ces après-midi de printemps, au square, quand lassée d'apprendre, je lève les yeux et voit défiler les landaus, poussés par des mères satisfaites.

J’ai une sœur, plus âgée que moi de neuf ans, avec laquelle je n'ai pas joué.

Ma mère s'occupait de l'aînée et l'aînée occupait pour moi la place de la mère.

J’ai reçu un amour fraternel qui s'est construit, rarement sur le jeu, souvent sous la contrainte, car, les habitudes étant prises, il ne fallait rien changer.

J’ai grandi comme ça, sans les tendresses carnées qui éveillent l'instinct, sans exemple de maman pour jouer à la poupée, sans envie, sans besoin.

Sur ce modèle, j’ai vécu avec lui ces dix années, complice malheureuse de son égoïsme qui éloignait de moi toute pensée d'enfantement, et que j’étais incapable d'avoir seule, tant mes sens étaient inhibés.

La nuit persiste.

Ces souvenirs pesants s’ émaillent de réflexions et de détails nouveaux, l’obscurité, le silence et le temps permettant ces fulgurances.

Enceinte, je me suis vue peu à peu délaissée. J’ai alors procédé, rationnellement pensais-je, à l'examen de toutes les situations tendues vécues par notre couple, pour trouver leur cause et éviter leur renouvellement.

Après avoir accusé le temps, puis l'argent, puis les circonstances, après avoir admis la parfaite mauvaise foi de mes raisons, je m’en suis prise à moi-même et j’ai commencé une longue introspection. Je culpabilisais, prenant à mon compte les causes des disputes et les bouderies que nous partagions.

Archivés dans la rubrique des fautes que je croyais avoir commises, quelques événements s'étaient ancrés dans ma mémoire pour ne plus me quitter. Inventoriant ces faits que je remontais de mon inconscient avec application, je les classais par nature, donnant à chacun une valeur différente pour en alléger le poids. La somme en était cependant toujours trop lourde et me rendait morose, prostrée, l'air vaguement pensif malgré l'absence de toute réflexion.

Quand il me trouvait dans cet état d'abattement, il s'inquiétait et me questionnait. Je n'osais alors répondre que j’aurai mieux voulu l'accueillir, mieux le servir, mieux l'aimer. J’ estimais vain ces aveux que j’avais eu la faiblesse d'avoir une fois, le laissant de marbre. Je me contentais donc de dire que je ne pouvais expliquer ma tristesse. Le lendemain, j’ajoutais cette lâcheté aux précédentes, me jurant de ne plus recommencer.

Le courage me manqua souvent et je finis par ne plus répondre, m'enfermant dans un mutisme obstiné, coupant toute possibilité de dialogue qui put m’aider à déculpabiliser. Le silence s'installa entre nous, aussi terrible qu'une muraille, nous isolant l'un de l'autre, supprimant toute perception, cachant toute vérité. Cette inertie ne détruisit rien, sauva les apparences et nous cimenta à l'enfant qui allait naître.

Nous avions souhaité ensemble cette naissance, mais nous vivions déjà latéralement, partageant les mêmes endroits, les mêmes moments, les mêmes odeurs et les mêmes bruits avec un regard différent, une perception solitaire, une émotion secrète, imperceptible.

Nous échangions des considérations banales sur la vie, essayant d'être drôle ou sentencieux suivant le propos, souvent issu des programmes de la télévision qui était notre unique point de convergence.

Un soir, comme nous regardions un reportage sur les tribus de Papouasie, notre conversation s'orienta sur la famille et ses mérites. Contrairement à notre habitude, quand nous nous sommes couchés, nous avons prolongé le dialogue en confiance, intelligemment, trouvant des concordances aux idées que nous développions tour à tour, renchérissant sur les arguments de l'autre tant et si bien que nous nous sommes endormis sur l'idée qu'il fallait un enfant à notre couple.

Les jours suivants, nous en avons reparlé comme d'un besoin vital, une évidence qui nous avait jusqu'alors échappé. Nous avons calculé, agenda d'une main, horoscope de l'autre, le moment le plus fécond dans la conjonction astrale la plus favorable à notre désir. Le hasard devait être absent de notre volonté conceptuelle, fruit d'une nécessité instinctive et urgente que nous dominions de vaniteuses prétentions.

Je devins nerveuse. La date fixée laissait trois semaines à surveiller ma forme, à éviter les excès, à vivre au ralenti. La lecture d'ouvrages de pédiatrie me fit anticiper les comportements conseillés. Lui ajoutait à mon trouble en redoublant d'attentions, interdisant ceci, autorisant cela. Je me calmais enfin, sans raisons, tandis qu'il continuait à ériger des règles, me préparant à la copulation comme à une cérémonie tragique.

Puis j’oubliai les jours élus. Je fis constater mon état quelques semaines plus tard. Les calculs firent du probable un possible et du possible un embryon. Je ne parlais de ma grossesse qu'en ces termes, y abritant ma conscience d'ancienne étudiante en littérature, un instant agitée par le comportement marginal que nous avions adopté. Je me voulais scientifique dans les raisons qui déterminaient mes choix verbaux sans poésie, excusant l'absence de sentiment par la pertinence de l'expérience, posant cyniquement sur mon état un regard de laborantine.

Mes phrases crues ne furent cependant que fausses justifications et camouflage d'une sensibilité qui n'en pouvait plus d'étouffer en moi, car il était hors de question de m'épanouir dans des émotions mal contenues parce que trop fortes.

Je m'y suis hasardée une fois, simplement, et parce qu'une larme m’est venue alors que je chantais, mezza voce, une berceuse, il s'est moqué de moi. J’ en ai été blessée, une blessure intime, touchant au mystique. Je me suis promise de ne plus laisser prise à ses insolences.

Les après-midi de promenade solitaire, quand il travaillait, étaient réservées à l'enfant que je portais pour lui parler, le caresser en caressant la rondeur de mon ventre, attendre le coup de pied un rien brutal qui me comblerait de bonheur dans un frisson unique, indicible, comme la résonance sourde du petit cœur que je faisais battre.

Au parc municipal, là où dix ans plus tôt, j’avais eu le premier appel maternel, j’aimais m'asseoir à ma place d'étudiante pour continuer le dialogue tactile et murmuré avec mon enfant, complice idéal de tous mes rêves. Ensuite, je reprenais ma marche lente dans les allées, les mains ouvertes posées à plat sur les flancs, non pour les contenir bien qu'ils fussent lourds, mais pour sentir la vie que je nourrissait, sans qu'aucune part ne puisse m’échapper, échangeant avec l'intérieur, d'une palpation des doigts, des messages codés dont moi seule détenait la clé. Ces discours intenses irradiaient mon corps d'une chaleur douce et coloraient mes joues, faisant briller mes yeux. Je me cachais presque pour vivre ces minutes, tant je me sentais vulnérable au regard de qui m’aurait tout à coup surprise, découvrant une vraie femme derrière le laboratoire que je revendiquait pour état.

Au rythme de ces promenades, la grossesse s’est déroulée sans problèmes majeurs. Il était convenu que j’accoucherai à la maison et c'est là que je mis au monde un garçon, après une après-midi de souffrances et de contractions que la seule présence de la sage-femme n’avait pas calmées.

Lui m’a quittée le matin comme d'habitude, sans manifester d'inquiétudes, bien que je sois à terme. Je me suis débrouillée seule toute la journée . Sept heures du soir sonnaient quand la délivrance est arrivée.

J’étais vidée, épuisée.

Attendez, laissez moi me souvenir…Ce moment...

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