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A Panurge

27 février 2006

DOUZE ANS DEJA

Mon histoire est née il y a douze ans.

Je vais deux fois par semaine apprendre le piano. La leçon est à cinq heures, le soir, et pour m'y rendre, je traverse à pied une bonne partie de la ville. J’ aime ce parcours qu ' un temps non compté change en flânerie.

Nous nous rencontrons naturellement, car aux mêmes heures, il rentre chez lui par le même itinéraire. La septième fois, nous nous saluons. Au gré des jours et des semaines, nous apprenons tout de l'autre, devenons jalousement impatients jusqu'à ce soir de printemps où le premier baiser est échangé.

Plus tard, il m'emmène à Venise, et ce sont les nuits les plus romantiques. Il est fou empressé, amoureux et parle sans raisons, me faisant rire.

Il m'adore, prévenant toutes mes envies, tous mes caprices.

C'est moi qui veut cette affreuse gondole en verre de Murano avec sa petite lampe et qui est la plus laide, la plus grande et la plus chère. Il a bien osé me dire que l'objet est triste; je n'insiste pas. Il l'a acheté en dehors de ma présence et l’a camouflé dans les bagages.

Je l’ai découvert, un jour, sur l'étagère du salon.

Nous nous marions et emménageons dans un nouvel appartement que nous appelons notre nid. C'est, au fond d'une cour, un entresol entièrement plaqué de bois, surplombant une ancienne remise à calèches, dans lequel on a, jadis, entreposé le fourrage. On y accède par un porche royal prenant sur les quais. L'immeuble, autrefois princier, n'est plus que bourgeois, les nécessités du rapport ayant transformé les communs et dépendances en appartements à bas prix.

Ayant trouvé un travail comme ouvrier, il part tôt le matin, me laissant douillettement endormie. Je me lève vers les neuf heures et, pour ne pas l'attendre sans rien faire, je poursuis des études littéraires à domicile.

Un jour, il rentre plus tôt qu'à l'habitude. Comme je m'en inquiète, il me tend un petit paquet délicatement emballé. S'amusant de mon étonnement, il m'invite à découvrir ce qu'il vient de m’offrir.

J’ai défait soigneusement la ficelle dorée et j’ai déplié le papier nacré sur un écrin noir. Fébrilement, j’ai fait jouer le fermoir, J’ai soulevé le couvercle. C'est une bague sertie de pierres éclatantes. M'effrayant d'abord de la valeur apparente du bijou, oubliant toute politesse, Je lui demande comment il a pu payer cette folie. Il est parti d'un grand rire et a extirpé de sa poche des papiers qu'il a étalés sur le lit, les uns à côté des autres. Ce sont ses feuilles de paye qu'il me montre pour la première fois.

Honteuse, j’ai d’abord détourné le regard, puis, me laissant aller à la curiosité, j’ai examiné les documents.

Nous nous sommes aimés cette nuit jusqu'à la fatigue.

Ce n'est qu'au matin que je me suis souvenue de la bague.

Elle est nulle part et la recherche dure longtemps, dans le fatras du lit et des vêtements épars. C'est dans une pantoufle qu'il l'a trouve enfin.

Pour ne plus que je la perde, il me demande de la mettre au doigt et de ne plus l'ôter.

Je viens machinalement d'enlever cette bague.

La seule fois, la première fois depuis.

Je tourne l'objet entre mes doigts et ne sais qu'en faire.

Je voudrais, à cet instant, être sur un pont et jeter la chose à l'eau pour qu'elle y disparaisse définitivement.

Ce geste me rassurerait et exorciserait les doux souvenirs qui s'y attachent. Je n'aurai aucun regret et je poursuivrai ma route.

Faute de pont et d'eau, je prend sous le matelas mon sac pour y glisser dans un mouchoir ce remords d'or et de pierres.

Je le vendrais au plus tôt et garderais l’argent pour Paul, plus tard.

Comptant mentalement le nombre de brillants qui sertissent ce cadeau ancien, je tente d'en apprécier la valeur marchande.

Je me rappelle les estimations de mes amies qui allaient du simple au décuple. Je revois les étiquettes collées sur des bijoux presque semblables, dans les vitrines. L'idée de ces évaluations relevait plus de la curiosité que de la mesquinerie et les comparaisons qui s'en suivaient m’étaient toujours flatteuses, puisque rien n'était identique à ma bague, ni en poids, ni en nombre, ni en forme, ni en beauté.

Le silence de la nuit et l'obscurité donnent une limite nouvelle aux prisées prétentieuses de mon entourage qui semblaient être autant de marques de respect et de déférence.

Humblement, je conviens de la valeur modeste de l'objet.

Je n'en suis pas autrement déçue et pèse avec plus de justesse le poids de tous les compliments qui me furent faits sur le sujet.

J’y découvre beaucoup de bassesse, d'hypocrisie, même parmi les gens auprès de qui je m'étais parfois confiée.

Me remémorant quelques secrets livrés à ces amis douteux et craignant à présent qu'ils soient dévoilés, j’en imagine les conséquences.

La peur m’ envahit. Une peur sournoise, vicieuse, en est-il d’autres, et qui m’agace.

Mon esprit échafaude des défenses maladroites qui, ailleurs, ne résisteraient pas à ma propre critique.

Il me presse de questions sans en attendre les réponses.

Sûr de lui, il doit déjà savoir.

Chaque tentative de dérobade resserre plus encore le nœud de ses certitudes.

Debout, il ponctue chaque interrogation de deux ou trois enjambées autour de moi pour mieux me cerner et m'empêcher de fuir.

Il insiste.

Sa voix a le timbre clair et doucereux des annonces victorieuses, sans cri, maîtrisée.

La violence est avant les mots, après les mots, dans les silences, ne permettant aucune réplique.

Je voudrais hurler, le supplier d'arrêter, me lever, me jeter sur lui, briser une chaise.

Je n'oppose aucune résistance, je demande pardon et lui y consent.

J’ en ai comme un goût de triomphe, c’est idiot.

Je suis fière de l'avoir enfin soumis.

Sur un mouvement que je fais pour me redresser, le sac glisse et tombe du lit, bruyamment. Je retiens ma respiration, j’arrête tout geste, appréhendant le réveil de Paul.

Il n 'a aucune réaction.

Je reste cependant attentive au rythme régulier et à peine perceptible de sa respiration, et pour mieux en prendre la calme mesure, je respire doucement à l'unisson, écho muet dont moi seule perçoit l'identité commune.

Pendant ce moment d'exception, le bébé est encore en moi, nourri de moi, oxygéné, abrité, protégé par mon affection qui l'englobe, donnant à la chambre l'entier volume de mon ventre pour l'inclure dans la matrice rassurante de ma pensée. Je suis convaincue que toutes mes émotions sont alors partagées et si des sentiments trop forts m'emportent dans une tourmente intérieure, j’ ai ensuite tous les regrets du monde à entendre des pleurs que je crois avoir provoqués.

Mon garçon a presque huit mois. Le temps est passé vite.

Dix ans déjà.

Ni lui ni moi n’avons jamais revendiqué un désir d'enfant. Cette idée est hors de notre couple, et si quelque discussion d'amis vient sur le sujet, elle a l'inconvenance de nous ennuyer profondément. Ensemble, nous nous accordons pour changer de conversation à l'instant. Nous avons volontairement banni de nos relations toutes les mères trop enclines à faire partager les préoccupations de leur état, et nous ne nous soucions pas de déplaire en affichant notre désintérêt pour cette question.

Vers la fin de mes études, j’ai pourtant pensé à l'éventualité d'une maternité.

Ce sont ces après-midi de printemps, au square, quand lassée d'apprendre, je lève les yeux et voit défiler les landaus, poussés par des mères satisfaites.

J’ai une sœur, plus âgée que moi de neuf ans, avec laquelle je n'ai pas joué.

Ma mère s'occupait de l'aînée et l'aînée occupait pour moi la place de la mère.

J’ai reçu un amour fraternel qui s'est construit, rarement sur le jeu, souvent sous la contrainte, car, les habitudes étant prises, il ne fallait rien changer.

J’ai grandi comme ça, sans les tendresses carnées qui éveillent l'instinct, sans exemple de maman pour jouer à la poupée, sans envie, sans besoin.

Sur ce modèle, j’ai vécu avec lui ces dix années, complice malheureuse de son égoïsme qui éloignait de moi toute pensée d'enfantement, et que j’étais incapable d'avoir seule, tant mes sens étaient inhibés.

La nuit persiste.

Ces souvenirs pesants s’ émaillent de réflexions et de détails nouveaux, l’obscurité, le silence et le temps permettant ces fulgurances.

Enceinte, je me suis vue peu à peu délaissée. J’ai alors procédé, rationnellement pensais-je, à l'examen de toutes les situations tendues vécues par notre couple, pour trouver leur cause et éviter leur renouvellement.

Après avoir accusé le temps, puis l'argent, puis les circonstances, après avoir admis la parfaite mauvaise foi de mes raisons, je m’en suis prise à moi-même et j’ai commencé une longue introspection. Je culpabilisais, prenant à mon compte les causes des disputes et les bouderies que nous partagions.

Archivés dans la rubrique des fautes que je croyais avoir commises, quelques événements s'étaient ancrés dans ma mémoire pour ne plus me quitter. Inventoriant ces faits que je remontais de mon inconscient avec application, je les classais par nature, donnant à chacun une valeur différente pour en alléger le poids. La somme en était cependant toujours trop lourde et me rendait morose, prostrée, l'air vaguement pensif malgré l'absence de toute réflexion.

Quand il me trouvait dans cet état d'abattement, il s'inquiétait et me questionnait. Je n'osais alors répondre que j’aurai mieux voulu l'accueillir, mieux le servir, mieux l'aimer. J’ estimais vain ces aveux que j’avais eu la faiblesse d'avoir une fois, le laissant de marbre. Je me contentais donc de dire que je ne pouvais expliquer ma tristesse. Le lendemain, j’ajoutais cette lâcheté aux précédentes, me jurant de ne plus recommencer.

Le courage me manqua souvent et je finis par ne plus répondre, m'enfermant dans un mutisme obstiné, coupant toute possibilité de dialogue qui put m’aider à déculpabiliser. Le silence s'installa entre nous, aussi terrible qu'une muraille, nous isolant l'un de l'autre, supprimant toute perception, cachant toute vérité. Cette inertie ne détruisit rien, sauva les apparences et nous cimenta à l'enfant qui allait naître.

Nous avions souhaité ensemble cette naissance, mais nous vivions déjà latéralement, partageant les mêmes endroits, les mêmes moments, les mêmes odeurs et les mêmes bruits avec un regard différent, une perception solitaire, une émotion secrète, imperceptible.

Nous échangions des considérations banales sur la vie, essayant d'être drôle ou sentencieux suivant le propos, souvent issu des programmes de la télévision qui était notre unique point de convergence.

Un soir, comme nous regardions un reportage sur les tribus de Papouasie, notre conversation s'orienta sur la famille et ses mérites. Contrairement à notre habitude, quand nous nous sommes couchés, nous avons prolongé le dialogue en confiance, intelligemment, trouvant des concordances aux idées que nous développions tour à tour, renchérissant sur les arguments de l'autre tant et si bien que nous nous sommes endormis sur l'idée qu'il fallait un enfant à notre couple.

Les jours suivants, nous en avons reparlé comme d'un besoin vital, une évidence qui nous avait jusqu'alors échappé. Nous avons calculé, agenda d'une main, horoscope de l'autre, le moment le plus fécond dans la conjonction astrale la plus favorable à notre désir. Le hasard devait être absent de notre volonté conceptuelle, fruit d'une nécessité instinctive et urgente que nous dominions de vaniteuses prétentions.

Je devins nerveuse. La date fixée laissait trois semaines à surveiller ma forme, à éviter les excès, à vivre au ralenti. La lecture d'ouvrages de pédiatrie me fit anticiper les comportements conseillés. Lui ajoutait à mon trouble en redoublant d'attentions, interdisant ceci, autorisant cela. Je me calmais enfin, sans raisons, tandis qu'il continuait à ériger des règles, me préparant à la copulation comme à une cérémonie tragique.

Puis j’oubliai les jours élus. Je fis constater mon état quelques semaines plus tard. Les calculs firent du probable un possible et du possible un embryon. Je ne parlais de ma grossesse qu'en ces termes, y abritant ma conscience d'ancienne étudiante en littérature, un instant agitée par le comportement marginal que nous avions adopté. Je me voulais scientifique dans les raisons qui déterminaient mes choix verbaux sans poésie, excusant l'absence de sentiment par la pertinence de l'expérience, posant cyniquement sur mon état un regard de laborantine.

Mes phrases crues ne furent cependant que fausses justifications et camouflage d'une sensibilité qui n'en pouvait plus d'étouffer en moi, car il était hors de question de m'épanouir dans des émotions mal contenues parce que trop fortes.

Je m'y suis hasardée une fois, simplement, et parce qu'une larme m’est venue alors que je chantais, mezza voce, une berceuse, il s'est moqué de moi. J’ en ai été blessée, une blessure intime, touchant au mystique. Je me suis promise de ne plus laisser prise à ses insolences.

Les après-midi de promenade solitaire, quand il travaillait, étaient réservées à l'enfant que je portais pour lui parler, le caresser en caressant la rondeur de mon ventre, attendre le coup de pied un rien brutal qui me comblerait de bonheur dans un frisson unique, indicible, comme la résonance sourde du petit cœur que je faisais battre.

Au parc municipal, là où dix ans plus tôt, j’avais eu le premier appel maternel, j’aimais m'asseoir à ma place d'étudiante pour continuer le dialogue tactile et murmuré avec mon enfant, complice idéal de tous mes rêves. Ensuite, je reprenais ma marche lente dans les allées, les mains ouvertes posées à plat sur les flancs, non pour les contenir bien qu'ils fussent lourds, mais pour sentir la vie que je nourrissait, sans qu'aucune part ne puisse m’échapper, échangeant avec l'intérieur, d'une palpation des doigts, des messages codés dont moi seule détenait la clé. Ces discours intenses irradiaient mon corps d'une chaleur douce et coloraient mes joues, faisant briller mes yeux. Je me cachais presque pour vivre ces minutes, tant je me sentais vulnérable au regard de qui m’aurait tout à coup surprise, découvrant une vraie femme derrière le laboratoire que je revendiquait pour état.

Au rythme de ces promenades, la grossesse s’est déroulée sans problèmes majeurs. Il était convenu que j’accoucherai à la maison et c'est là que je mis au monde un garçon, après une après-midi de souffrances et de contractions que la seule présence de la sage-femme n’avait pas calmées.

Lui m’a quittée le matin comme d'habitude, sans manifester d'inquiétudes, bien que je sois à terme. Je me suis débrouillée seule toute la journée . Sept heures du soir sonnaient quand la délivrance est arrivée.

J’étais vidée, épuisée.

Attendez, laissez moi me souvenir…Ce moment...

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19 février 2006

SPHINGE...

Ecri-vaine disent-ils de moi. Ce mot est laid. Je suis la séduction pourtant, tout au moins le disent-ils aussi. Alors, pourquoi dénaturer les genres.

Mon nom d'artiste: La Sphinge

Faites un effort. Cherchez à me connaitre, mieux encore, à savoir...A bientôt!

17 février 2006

Devrais-je tout vous dire?

Un trait de lumière, partant des volets disjoints, tranche le noir de la chambre.

Pendant quelques secondes, je crois enfin dormir, mais le souvenir du claquement des portières de voiture, et ce diffus rayon jaune qui balaie maintenant le plafond avant de disparaître, se mêlent en un seul événement, ravivant l'angoisse de l'éveil.

Fâchée, je me surprend à l'invective.

D’un mouvement d'humeur, je tasse du poing l'oreiller sous ma joue. Tous les bruits de la nuit me reviennent, dans la chronologie étale de mon insomnie.

Un craquement de bois, un moustique, une sonnerie de téléphone, un autre craquement, une chasse d'eau, le moustique, un train peut-être, des voix, et enfin ces portes de voiture. Cette mémoire à vif m'excite davantage, chassant loin toute fatigue.

D’'autres souvenirs, plus visuels, se bousculent, se collent, s’enchaînent.

Dans la pièce à côté, on discute, à trois ou quatre, sans emportement, le ton modéré, le verbe plaisant. Je reconnais le rire de mon père et cela me rassure.

Me laissant glisser dans le rêve, j’entre dans cette cuisine de campagne que j’aime tant, chez l'un de mes oncles.

Ma mère est là, qui parle à quelqu’un.

Je remarque sur le buffet l'ours en peluche de mon enfance. Je m'avance pour le prendre et, dans un élan de tendresse qui éclate hors de moi, je l’embrasse d’une volée de bisous humides, comme seuls savent en donner les enfants.

Puis je m’allonge sous la table, au milieu des pieds crottés, le jouet de coton coincé entre les genoux.

Le rêve passe.

Sur mon lit, j’attends je ne sais quoi, le jour peut-être, le sommeil, autre chose encore. La couverture, roulée en boule, serrée fort entre mes cuisses, donne la juste mesure de mes fantasmes.

Ce bonheur fugitif me laisse perplexe. Je tente de revenir à la douceur du songe, mettant ici et là, sur un fond noir, des détails dont je pense me souvenir. Rien n'est conservé et les images à peine apparues s'estompent.

Repoussant les draps du pied , je change de côté, détruisant l'apaisante construction de laine dans laquelle je me suis blottie.

L’imaginaire m’échappe et s‘enfuit.

Cet endroit sale et humide dans lequel j’ai abouti depuis quelques heures déjà, à bout de force, épuisée par le voyage et les pleurs de Paul est une mansarde.

L’hôtellerie n’est pas une entreprise de philanthropie. Avec peu d’argent, avec beaucoup de nécessités, on ne choisit pas, on prend.

Les yeux ouverts, je cherche des repères dans l'obscurité.

Je distingue au dessus de moi la forme de la lampe: l’ impression de misère donnée par l'objet à mon entrée dans la pièce me revient. C'est un méchant lustre de fer et de verre dépoli portant deux lumières si faibles qu'elles éclairaient à peine, un de ces lustres de chambre meublée, dans les hôtels miteux qui sont autour des gares, là où j’ ai trouvé refuge.

Instinctivement, tendant le bras hors du lit, vers le sol, je touche de la main mon bébé allongé sur des tissus. Un sanglot bref répond au contact hasardeux, un soupir.

Pendant les minutes qui suivent, la respiration du garçon, jusqu'alors inaudible, est mon exclusive perception .

Peu à peu, ma mémoire s’ avive, remonte le temps.

Une clé tourne dans la serrure.

Il entre comme à son habitude, sans que je l’attende, sans un mot, sans un regard. Comme chaque fois, il prend une bière, allume la télévision et se vautre, attendant que j’organise la suite de sa vie.

Aucune tendresse n'existe plus chez lui depuis quelques mois déjà. J’ai trouvé mille excuses pour justifier ce vide, trouvé toutes les raisons pour pardonner l'oubli de l'heure, découvert de justes motifs à ses silences. L’ absence de cœur qui gèle les mots nécessairement échangés a brisé toute politesse dans notre discours.

Cette pesanteur quotidienne est devenue dérangeante, puis pénible jusqu'à l'insupportable. Je me suis sentie ignorée, inexistante, puis, tentant de réapparaître, toisée, pesée, jugée et méprisée.

Plusieurs fois, je l'ai surpris, bisouillant mon bébé. Profitant des soins alors qu‘il me regarde faire, j’essaye de glisser entre nous les bouffées d'émotion qui me viennent, mais il cesse immédiatement toute gentillesse et me laisse à ma tâche sans plus manifester d'émotion pour quiconque.

A d'autres occasions que je multiplie à l'envi, je le comble d'attentions que ses refus constants permettent de préméditer, tant le temps est long entre chaque tentative.

Il y a quelques jours, alors que le soir tombait déjà, après avoir souhaité tout le jour qu'il m’ adresse une seule fois au moins la parole, et quand il est parti sans mot dire, usant du silence comme d’une griffe, j’ai compris que le moment de fuir était là, pour ma survie, pour la vie.

Je suis mûre pour l’action, l’évasion enfin.

Inexplicablement, je ne suis ni abattue, ni triste. Son indifférence m’agresse, me violente, mais cette blessure est la dernière, je l'affirme à voix haute pour m'en convaincre davantage. Partir, il faut partir au plus vite maintenant.

Cette prise de position me donne d'abord du courage, puis mille questions m'assaillent.

Jusqu'à cet instant, les lendemains ont toujours eu le goût fade de la veille, sans surprise, sans étonnement…

Très près, dehors, les aboiements d'un chien troublent la nuit.

Pour la première fois depuis longtemps, les heures à venir s'inscrivent dans un futur sans reconnaissance, une échappée droit devant, animale, aveugle, instinctive, qui écarte tout retour en arrière.

Je frissonne et tire la couverture sur mes épaules.

C’est fait. Evasion réussie.

Téméraire par obligation, courageuse par besoin, dans ce chemin inconnu, me voilà insomniaque et nerveuse. Je n'ai eu d'autres projets que de fuir, d'autres objectifs que de partir et prendre avec moi mon enfant, mon fils.

J’ai bien pensé qu'à défaut d'autres échouages, ma mère m'accueillerait s'il fallait m'y résoudre. Ma route, bizarrement, a pris la maison familiale pour cap, mais, espérance hasardeuse ,le havre souhaité est encore bien loin, bien trop loin .

Et cette obsession tout à coup: Le visage de ma mère.

Il ne cesse d'apparaître, tantôt réprobateur, tantôt joyeux comme aux soirs de fête. Selon ces dispositions, je me sens ou coupable, ou innocente. Ces émotions contradictoires vont et viennent sans que je tente de les chasser. Je me complais au contraire dans ces ambivalences dont je fais quelques instants un jeu, me forçant à la représentation de ces différents masques.

Le sommeil ne vient pas.

D'autres images défilent confusément. Je veux saisir les plus douces, les garder, construire une histoire qui me satisfasse.

J’ embrasse fougueusement mon père qui m’offre un vélo avec deux petites roues blanches à l'arrière.

Je chante à tue-tête, seule dans l'église, pour simplement entendre la résonance de ma voix, je danse et je ris de ma désinvolture.

J’aime tendrement un jeune frère qui n'a jamais existé.

Au plus fort du bonheur, quand consciemment je veux prolonger le rêve et grandir, seule mon enfance me revient, me ramenant , petite fille, au temps de l'innocence et des rires.

La concentration déployée pour conserver et étirer ces moments de grâce me réveille.

Je suis vidée, froide, incapable.

Plus rien n'a de sens. Je veux prendre mon enfant, je tente de me dresser sur un coude, l'envie me manque, mon corps m'abandonne sans force dans la mollesse du matelas trop usé.

Tout en moi se brouille.

Un hoquet douloureux, les muscles de mon cou se raidissent jusqu'à la souffrance. Une inspiration brutale, j’éclate en pleurs rauques et sauvages que l'oreiller tente d’étouffer pour les taire.

La chaleur humide de mon souffle que les plumes absorbent avec mes larmes m'apaise .

Je garde longtemps la tête enfouie dans cette moiteur, fragile comme un nouveau-né, lovée à l'extrême, fœtale dans tout mon être.

Enfin calmée, j’ envisage la journée qui va commencer.

Je me lèverais dès qu'il fera jour pour ne pas prolonger cette nuit sans sommeil. Les obligations quotidiennes et matinales remplies, je reprendrais la route. Inquiète, je me demande si le veilleur de nuit pourra me réchauffer le premier biberon.

Mentalement, je fais l'inventaire inutile des choses emportées dont je pourrai me défaire, me souvenant de mon dos et de mes doigts meurtris par les charges. Tout mon bagage n'est pesant que des affaires de Paul remplissant deux sacs trop chargés pour mes forces.

J’ essaie de deviner le jour en me tournant vers la fenêtre.

Sans montre, je n'ai aucune notion de l'heure.

Cette première fois aventureuse et folle, livrée à moi-même, avec cette petite âme dont je me suis chargée, justifie toutes mes témérités. Trois jours déjà, et la satisfaction du devoir accompli.

Plus que la distance, il faut mettre du temps entre lui et moi.

Je revois mon départ .

Tous mes gestes, maintes fois imaginés, automatiquement se suivent pour rassembler les affaires importantes, négliger toutes les autres sans scrupules, tandis qu'il me regarde sans rien dire, sans rien faire.

Il ne pense même pas: la moindre expression est absente de ses yeux, de sa respiration, de ses mains, de son corps. Furtivement, pendant mes préparatifs, je l'observe, aussi bien pour prévenir quelque réaction de sa part que pour m'aguerrir de toutes émotions qu'il pourrait provoquer et qui me pousseraient au renoncement.

Il boit sa bière et rien ne se passe.

Cela me contrarie. Je redoute une faiblesse dans ma détermination, pourtant forgée de son silence, de son indifférence.

J’ hésite, je m’ arrête quelques secondes.

J’ai peur qu'il perçoive mon doute, qu'il me cingle d'une de ses remarques trop justes pour ne pas m'abattre.

Il ne voit rien ou feint de ne rien voir. Je termine vivement mes emballages, et sans attendre, je passe dans la chambre prendre mon enfant.

Une fois les sacs épaulés et le nourrisson dans les bras, je lève les yeux sur lui, je tente faussement un sourire mêlé de regrets et de compassion. Mes lèvres se serrent obstinément et c’est un rictus de hargne et de défi qui le cloue à son fauteuil et le salue.

Silencieuse, droite, raide, chargée de toutes mes espérances, j’ ouvre la porte et m’ avance dans la nuit.

Ainsi s'est consommée la rupture dont je viens de me remémorer les moindres détails, y ajoutant, avec le recul, la pertinence de mes émois.

Depuis le départ, je n'ai eu aucune pensée à son sujet.

La nuit semble ne pas finir.

Je suis totalement éveillée, remplie d’ une énergie féroce que la position couchée contraint. J’ai envie de sortir dans la rue pour attendre le matin, mais laisser seul mon bébé me fait renoncer.

Je me résous donc à patienter sans bouger du lit, et puisque le jour tarde, à dormir. Allongée sur le dos, les mains jointes, les talons serrés, je m’abandonne au sommeil.

Des images floues, fugaces défilent dans ma tête. Des images, des images encore.

L'une d'elle se fixe, devient lisible: on est au salon. Les rares bibelots qui meublent les étagères viennent à moi en grossissant puis reprennent leur place après ce petit tour sans que je parvienne à en arrêter le mouvement.

Dans l'intervalle, c'est Venise, place Saint-Marc. Je ris aux éclats en lui tenant la main tandis qu'un photographe officie.

Là, c'est aux Saintes Marie de la mer quand il s'est fait gitan pour moi.

Là, lui caressant les cheveux, perdue dans la contemplation du soir, c'est moi, à Val d’ Isère, au printemps.

Et là, debout, les bras ballants, coincé entre la table et le fauteuil, c'est encore lui, dans l'attitude qu'il avait quand je suis partie.

Tranquillement, je soutiens son regard, le sonde, y pénètre profondément. Derrière la paroi lisse de l'iris, je découvre avec stupeur un jardin clos de buis, que deux allées perpendiculairement croisées coupent en quatre surfaces fleuries. L'un des chemins mène à un parterre de roses; j’en cueille les plus belles, les plus odorantes, et je m'en fait une couronne.

Poursuivant ma promenade à l'ombre des sureaux, j’atteins le pied de grands arbres. Mille oiseaux piaillent dans les branches. Je me laisse bercer par la douceur de l'endroit qu'une pièce d'eau rafraîchit.

Dans un angle, protégé par une treille, un faune de pierre, assis et songeant, surmonte un piédestal. Du coin de ses yeux immuablement ouverts sortent , telles des larmes, les eaux du bassin.

M'approchant, je lui caresse tendrement la joue, rompant le fil du courant. Je prend la tresse de roses et la pose sur la sculpture de cheveux, mais l'assemblage ne tient pas et les fleurs s’ éparpillent, tachetant l’eau de rouge.

Je ris et fais mine de m'excuser, je baisse les yeux et je tortille mes doigts entre eux. Tout me parait familier et étrange à la fois. Captive, je m’ émerveille de l'ingénuité du sourire que l'artiste a taillé, prenant plaisir à en toucher délicatement les lèvres, puis les embrassant, mouillant mon visage et ma robe. Mes mains courent sur les épaules et le torse de pierre comme s'ils étaient de chair, laissant les doigts palpiter et vibrer sur chaque saillie de muscle.

Un violon se fait doucement entendre.

Je n’ai pas vu la source se tarir ; j’ai continué mes chatteries lascives. Je trouve douce la chaleur que prend la pierre en rosissant, puis cette souplesse au toucher qui m’émeut. Je ne m' étonne pas plus de voir les yeux du faune se colorer d'un bleu vert que j’adore quand nos regards se croisent. Le temps n'existe plus. Je flotte dans un air tiède, parfumé.

Conquise, je prends dans mes mains le visage idolâtre que je relève jusqu'à, une nouvelle fois, plonger mes yeux dans les siens. Je reste un moment immobile, frémissante, puis après une inspiration longue comme pour un soupir, je murmure un je t’aime à peine perceptible.

A l'instant, deux larmes perlent sous les paupières de la divinité tandis que la bouche, voulant répondre, se brise en mille éclats calcaires, laissant l'homme zoomorphe défiguré reprendre sa fonction d'épanchement. Un cri m’échappe et je me jette en arrière, m' arrachant de cette difformité.

Les pleurs d'un enfant m’affolent.

Les mains en appui sur le sol, tendant raide mes bras et dressant le buste, je sens mes jambes s’alourdir et me fixer, rivée, agenouillée. Cette douleur immobile achève de me réveiller.

Je m’affaire près de Paul, le berce en le serrant fort contre moi.

Ma tendresse syncopée et violente fait cesser ses pleurs.

Je le garde longtemps sur mon cœur, balançant le corps d'avant en arrière au rythme de mon souffle que le cauchemar a accéléré.

Assise dans le désordre des couvertures froissées, j’essaie de rassembler mes idées.

Je me souviens de la statue.

Quelque effort que je fasse, je ne peux en revoir le visage. Curieusement, à chaque fois que se profile la silhouette statuaire s'y substitue l'image de l'homme que j’ai aimé.

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