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A Panurge
17 février 2006

Devrais-je tout vous dire?

Un trait de lumière, partant des volets disjoints, tranche le noir de la chambre.

Pendant quelques secondes, je crois enfin dormir, mais le souvenir du claquement des portières de voiture, et ce diffus rayon jaune qui balaie maintenant le plafond avant de disparaître, se mêlent en un seul événement, ravivant l'angoisse de l'éveil.

Fâchée, je me surprend à l'invective.

D’un mouvement d'humeur, je tasse du poing l'oreiller sous ma joue. Tous les bruits de la nuit me reviennent, dans la chronologie étale de mon insomnie.

Un craquement de bois, un moustique, une sonnerie de téléphone, un autre craquement, une chasse d'eau, le moustique, un train peut-être, des voix, et enfin ces portes de voiture. Cette mémoire à vif m'excite davantage, chassant loin toute fatigue.

D’'autres souvenirs, plus visuels, se bousculent, se collent, s’enchaînent.

Dans la pièce à côté, on discute, à trois ou quatre, sans emportement, le ton modéré, le verbe plaisant. Je reconnais le rire de mon père et cela me rassure.

Me laissant glisser dans le rêve, j’entre dans cette cuisine de campagne que j’aime tant, chez l'un de mes oncles.

Ma mère est là, qui parle à quelqu’un.

Je remarque sur le buffet l'ours en peluche de mon enfance. Je m'avance pour le prendre et, dans un élan de tendresse qui éclate hors de moi, je l’embrasse d’une volée de bisous humides, comme seuls savent en donner les enfants.

Puis je m’allonge sous la table, au milieu des pieds crottés, le jouet de coton coincé entre les genoux.

Le rêve passe.

Sur mon lit, j’attends je ne sais quoi, le jour peut-être, le sommeil, autre chose encore. La couverture, roulée en boule, serrée fort entre mes cuisses, donne la juste mesure de mes fantasmes.

Ce bonheur fugitif me laisse perplexe. Je tente de revenir à la douceur du songe, mettant ici et là, sur un fond noir, des détails dont je pense me souvenir. Rien n'est conservé et les images à peine apparues s'estompent.

Repoussant les draps du pied , je change de côté, détruisant l'apaisante construction de laine dans laquelle je me suis blottie.

L’imaginaire m’échappe et s‘enfuit.

Cet endroit sale et humide dans lequel j’ai abouti depuis quelques heures déjà, à bout de force, épuisée par le voyage et les pleurs de Paul est une mansarde.

L’hôtellerie n’est pas une entreprise de philanthropie. Avec peu d’argent, avec beaucoup de nécessités, on ne choisit pas, on prend.

Les yeux ouverts, je cherche des repères dans l'obscurité.

Je distingue au dessus de moi la forme de la lampe: l’ impression de misère donnée par l'objet à mon entrée dans la pièce me revient. C'est un méchant lustre de fer et de verre dépoli portant deux lumières si faibles qu'elles éclairaient à peine, un de ces lustres de chambre meublée, dans les hôtels miteux qui sont autour des gares, là où j’ ai trouvé refuge.

Instinctivement, tendant le bras hors du lit, vers le sol, je touche de la main mon bébé allongé sur des tissus. Un sanglot bref répond au contact hasardeux, un soupir.

Pendant les minutes qui suivent, la respiration du garçon, jusqu'alors inaudible, est mon exclusive perception .

Peu à peu, ma mémoire s’ avive, remonte le temps.

Une clé tourne dans la serrure.

Il entre comme à son habitude, sans que je l’attende, sans un mot, sans un regard. Comme chaque fois, il prend une bière, allume la télévision et se vautre, attendant que j’organise la suite de sa vie.

Aucune tendresse n'existe plus chez lui depuis quelques mois déjà. J’ai trouvé mille excuses pour justifier ce vide, trouvé toutes les raisons pour pardonner l'oubli de l'heure, découvert de justes motifs à ses silences. L’ absence de cœur qui gèle les mots nécessairement échangés a brisé toute politesse dans notre discours.

Cette pesanteur quotidienne est devenue dérangeante, puis pénible jusqu'à l'insupportable. Je me suis sentie ignorée, inexistante, puis, tentant de réapparaître, toisée, pesée, jugée et méprisée.

Plusieurs fois, je l'ai surpris, bisouillant mon bébé. Profitant des soins alors qu‘il me regarde faire, j’essaye de glisser entre nous les bouffées d'émotion qui me viennent, mais il cesse immédiatement toute gentillesse et me laisse à ma tâche sans plus manifester d'émotion pour quiconque.

A d'autres occasions que je multiplie à l'envi, je le comble d'attentions que ses refus constants permettent de préméditer, tant le temps est long entre chaque tentative.

Il y a quelques jours, alors que le soir tombait déjà, après avoir souhaité tout le jour qu'il m’ adresse une seule fois au moins la parole, et quand il est parti sans mot dire, usant du silence comme d’une griffe, j’ai compris que le moment de fuir était là, pour ma survie, pour la vie.

Je suis mûre pour l’action, l’évasion enfin.

Inexplicablement, je ne suis ni abattue, ni triste. Son indifférence m’agresse, me violente, mais cette blessure est la dernière, je l'affirme à voix haute pour m'en convaincre davantage. Partir, il faut partir au plus vite maintenant.

Cette prise de position me donne d'abord du courage, puis mille questions m'assaillent.

Jusqu'à cet instant, les lendemains ont toujours eu le goût fade de la veille, sans surprise, sans étonnement…

Très près, dehors, les aboiements d'un chien troublent la nuit.

Pour la première fois depuis longtemps, les heures à venir s'inscrivent dans un futur sans reconnaissance, une échappée droit devant, animale, aveugle, instinctive, qui écarte tout retour en arrière.

Je frissonne et tire la couverture sur mes épaules.

C’est fait. Evasion réussie.

Téméraire par obligation, courageuse par besoin, dans ce chemin inconnu, me voilà insomniaque et nerveuse. Je n'ai eu d'autres projets que de fuir, d'autres objectifs que de partir et prendre avec moi mon enfant, mon fils.

J’ai bien pensé qu'à défaut d'autres échouages, ma mère m'accueillerait s'il fallait m'y résoudre. Ma route, bizarrement, a pris la maison familiale pour cap, mais, espérance hasardeuse ,le havre souhaité est encore bien loin, bien trop loin .

Et cette obsession tout à coup: Le visage de ma mère.

Il ne cesse d'apparaître, tantôt réprobateur, tantôt joyeux comme aux soirs de fête. Selon ces dispositions, je me sens ou coupable, ou innocente. Ces émotions contradictoires vont et viennent sans que je tente de les chasser. Je me complais au contraire dans ces ambivalences dont je fais quelques instants un jeu, me forçant à la représentation de ces différents masques.

Le sommeil ne vient pas.

D'autres images défilent confusément. Je veux saisir les plus douces, les garder, construire une histoire qui me satisfasse.

J’ embrasse fougueusement mon père qui m’offre un vélo avec deux petites roues blanches à l'arrière.

Je chante à tue-tête, seule dans l'église, pour simplement entendre la résonance de ma voix, je danse et je ris de ma désinvolture.

J’aime tendrement un jeune frère qui n'a jamais existé.

Au plus fort du bonheur, quand consciemment je veux prolonger le rêve et grandir, seule mon enfance me revient, me ramenant , petite fille, au temps de l'innocence et des rires.

La concentration déployée pour conserver et étirer ces moments de grâce me réveille.

Je suis vidée, froide, incapable.

Plus rien n'a de sens. Je veux prendre mon enfant, je tente de me dresser sur un coude, l'envie me manque, mon corps m'abandonne sans force dans la mollesse du matelas trop usé.

Tout en moi se brouille.

Un hoquet douloureux, les muscles de mon cou se raidissent jusqu'à la souffrance. Une inspiration brutale, j’éclate en pleurs rauques et sauvages que l'oreiller tente d’étouffer pour les taire.

La chaleur humide de mon souffle que les plumes absorbent avec mes larmes m'apaise .

Je garde longtemps la tête enfouie dans cette moiteur, fragile comme un nouveau-né, lovée à l'extrême, fœtale dans tout mon être.

Enfin calmée, j’ envisage la journée qui va commencer.

Je me lèverais dès qu'il fera jour pour ne pas prolonger cette nuit sans sommeil. Les obligations quotidiennes et matinales remplies, je reprendrais la route. Inquiète, je me demande si le veilleur de nuit pourra me réchauffer le premier biberon.

Mentalement, je fais l'inventaire inutile des choses emportées dont je pourrai me défaire, me souvenant de mon dos et de mes doigts meurtris par les charges. Tout mon bagage n'est pesant que des affaires de Paul remplissant deux sacs trop chargés pour mes forces.

J’ essaie de deviner le jour en me tournant vers la fenêtre.

Sans montre, je n'ai aucune notion de l'heure.

Cette première fois aventureuse et folle, livrée à moi-même, avec cette petite âme dont je me suis chargée, justifie toutes mes témérités. Trois jours déjà, et la satisfaction du devoir accompli.

Plus que la distance, il faut mettre du temps entre lui et moi.

Je revois mon départ .

Tous mes gestes, maintes fois imaginés, automatiquement se suivent pour rassembler les affaires importantes, négliger toutes les autres sans scrupules, tandis qu'il me regarde sans rien dire, sans rien faire.

Il ne pense même pas: la moindre expression est absente de ses yeux, de sa respiration, de ses mains, de son corps. Furtivement, pendant mes préparatifs, je l'observe, aussi bien pour prévenir quelque réaction de sa part que pour m'aguerrir de toutes émotions qu'il pourrait provoquer et qui me pousseraient au renoncement.

Il boit sa bière et rien ne se passe.

Cela me contrarie. Je redoute une faiblesse dans ma détermination, pourtant forgée de son silence, de son indifférence.

J’ hésite, je m’ arrête quelques secondes.

J’ai peur qu'il perçoive mon doute, qu'il me cingle d'une de ses remarques trop justes pour ne pas m'abattre.

Il ne voit rien ou feint de ne rien voir. Je termine vivement mes emballages, et sans attendre, je passe dans la chambre prendre mon enfant.

Une fois les sacs épaulés et le nourrisson dans les bras, je lève les yeux sur lui, je tente faussement un sourire mêlé de regrets et de compassion. Mes lèvres se serrent obstinément et c’est un rictus de hargne et de défi qui le cloue à son fauteuil et le salue.

Silencieuse, droite, raide, chargée de toutes mes espérances, j’ ouvre la porte et m’ avance dans la nuit.

Ainsi s'est consommée la rupture dont je viens de me remémorer les moindres détails, y ajoutant, avec le recul, la pertinence de mes émois.

Depuis le départ, je n'ai eu aucune pensée à son sujet.

La nuit semble ne pas finir.

Je suis totalement éveillée, remplie d’ une énergie féroce que la position couchée contraint. J’ai envie de sortir dans la rue pour attendre le matin, mais laisser seul mon bébé me fait renoncer.

Je me résous donc à patienter sans bouger du lit, et puisque le jour tarde, à dormir. Allongée sur le dos, les mains jointes, les talons serrés, je m’abandonne au sommeil.

Des images floues, fugaces défilent dans ma tête. Des images, des images encore.

L'une d'elle se fixe, devient lisible: on est au salon. Les rares bibelots qui meublent les étagères viennent à moi en grossissant puis reprennent leur place après ce petit tour sans que je parvienne à en arrêter le mouvement.

Dans l'intervalle, c'est Venise, place Saint-Marc. Je ris aux éclats en lui tenant la main tandis qu'un photographe officie.

Là, c'est aux Saintes Marie de la mer quand il s'est fait gitan pour moi.

Là, lui caressant les cheveux, perdue dans la contemplation du soir, c'est moi, à Val d’ Isère, au printemps.

Et là, debout, les bras ballants, coincé entre la table et le fauteuil, c'est encore lui, dans l'attitude qu'il avait quand je suis partie.

Tranquillement, je soutiens son regard, le sonde, y pénètre profondément. Derrière la paroi lisse de l'iris, je découvre avec stupeur un jardin clos de buis, que deux allées perpendiculairement croisées coupent en quatre surfaces fleuries. L'un des chemins mène à un parterre de roses; j’en cueille les plus belles, les plus odorantes, et je m'en fait une couronne.

Poursuivant ma promenade à l'ombre des sureaux, j’atteins le pied de grands arbres. Mille oiseaux piaillent dans les branches. Je me laisse bercer par la douceur de l'endroit qu'une pièce d'eau rafraîchit.

Dans un angle, protégé par une treille, un faune de pierre, assis et songeant, surmonte un piédestal. Du coin de ses yeux immuablement ouverts sortent , telles des larmes, les eaux du bassin.

M'approchant, je lui caresse tendrement la joue, rompant le fil du courant. Je prend la tresse de roses et la pose sur la sculpture de cheveux, mais l'assemblage ne tient pas et les fleurs s’ éparpillent, tachetant l’eau de rouge.

Je ris et fais mine de m'excuser, je baisse les yeux et je tortille mes doigts entre eux. Tout me parait familier et étrange à la fois. Captive, je m’ émerveille de l'ingénuité du sourire que l'artiste a taillé, prenant plaisir à en toucher délicatement les lèvres, puis les embrassant, mouillant mon visage et ma robe. Mes mains courent sur les épaules et le torse de pierre comme s'ils étaient de chair, laissant les doigts palpiter et vibrer sur chaque saillie de muscle.

Un violon se fait doucement entendre.

Je n’ai pas vu la source se tarir ; j’ai continué mes chatteries lascives. Je trouve douce la chaleur que prend la pierre en rosissant, puis cette souplesse au toucher qui m’émeut. Je ne m' étonne pas plus de voir les yeux du faune se colorer d'un bleu vert que j’adore quand nos regards se croisent. Le temps n'existe plus. Je flotte dans un air tiède, parfumé.

Conquise, je prends dans mes mains le visage idolâtre que je relève jusqu'à, une nouvelle fois, plonger mes yeux dans les siens. Je reste un moment immobile, frémissante, puis après une inspiration longue comme pour un soupir, je murmure un je t’aime à peine perceptible.

A l'instant, deux larmes perlent sous les paupières de la divinité tandis que la bouche, voulant répondre, se brise en mille éclats calcaires, laissant l'homme zoomorphe défiguré reprendre sa fonction d'épanchement. Un cri m’échappe et je me jette en arrière, m' arrachant de cette difformité.

Les pleurs d'un enfant m’affolent.

Les mains en appui sur le sol, tendant raide mes bras et dressant le buste, je sens mes jambes s’alourdir et me fixer, rivée, agenouillée. Cette douleur immobile achève de me réveiller.

Je m’affaire près de Paul, le berce en le serrant fort contre moi.

Ma tendresse syncopée et violente fait cesser ses pleurs.

Je le garde longtemps sur mon cœur, balançant le corps d'avant en arrière au rythme de mon souffle que le cauchemar a accéléré.

Assise dans le désordre des couvertures froissées, j’essaie de rassembler mes idées.

Je me souviens de la statue.

Quelque effort que je fasse, je ne peux en revoir le visage. Curieusement, à chaque fois que se profile la silhouette statuaire s'y substitue l'image de l'homme que j’ai aimé.

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